Les lieux de la correspondance

Cette correspondance cosmopolite, reflétant à la fois l’enracinement de Turrettini dans la vie publique genevoise et sa présence active sur la scène internationale, offre également des clés de lecture intéressantes du point de vue de son rayonnement géographique. Contrairement à la scansion temporelle et à l’organisation par réseaux – qui ne subiraient probablement pas de grands bouleversements même si on venait à découvrir d’autres fonds pour l’heure inconnus[1] – la lecture géographique est davantage exposée aux aléas de la conservation, puisque rien ne peut exclure que des villes, voire des pays, qui ne figurent pas actuellement dans la correspondance aient été des lieux de réception et d’envoi de lettres qui ne nous sont pas parvenues ou qui ont échappé à notre enquête. Mais une telle éventualité n’amoindrit pas l’intérêt et la pertinence d’une lecture spatiale du corpus, dans la mesure où les aires culturelles de références de Turrettini se dégagent de manière suffisamment nette pour qu’on n’ait pas à craindre des remises en question substantielles.

Un premier constat s’impose : la correspondance dessine en grande partie  la cartographie d’une Europe protestante, majoritairement mais non exclusivement réformée puisque des lieux anglicans et luthériens y figurent aussi. Si la Suisse réformée se taille la part du lion avec 3’067 lettres envoyées à partir du sol helvétique[2], les autres grands pays protestants (l’Angleterre[3], la Hollande[4], l’Allemagne[5]) constituent le lieu d’expédition de 1’323 lettres, ce qui signifie que la correspondance entretenue avec des lieux d’obédience protestante représente environ les 87% du volume total des échanges. Certes, ces chiffres en soi très explicites se prêtent à de multiples interrogations, concernant la répartition confessionnelle des correspondants[6], le caractère des échanges ou l’échelonnement dans le temps ; pour les rendre réellement significatifs, on devrait les croiser avec les autres données de nature temporelle et thématique que j’ai évoquées. Même une première lecture grossière permet toutefois de confirmer qu’il s’agit d’une correspondance dont l’essentiel concerne la vie matérielle, intellectuelle et religieuse des pays à prédominance protestante : soit que les interlocuteurs aient été membres des Églises françaises du Refuge, soit qu’ils aient été des natifs anglicans ou luthériens, soit qu’ils aient écrit de ces pays lors de voyages d’études ou d’agréments, ils partageaient avec Turrettini l’appartenance à une tradition non catholique. Or, quand on regarde de plus près le profil biographique des correspondants, on remarque que cette tradition non catholique s’identifie, dans la très large majorité des cas, avec le calvinisme, puisque le nombre total des luthériens et des anglicans n’atteint même pas la vingtaine. La plupart des correspondants protestants non réformés sont des ecclésiastiques, occupant des rangs élevés, notamment pour ce qui est des membres de l’Église d’Angleterre[7] ; une appartenance institutionnelle derrière laquelle on peut lire en filigrane la stratégie mise en place par Turrettini pour atteindre certains de ses objectifs principaux (comme la réunification des différentes confessions et l’aide aux protestants en détresse, fussent-ils les vaudois du Piémont ou les Églises du Refuge), stratégie consistant à privilégier la voie hiérarchique et à mobiliser de préférence les autorités politiques et ecclésiastiques[8].

Il ne faut pourtant pas s’imaginer que les intérêts du Turrettini de la maturité se limitaient à la sphère des initiatives purement ecclésiastiques. Les lieux de la correspondance étaient aussi des lieux culturels et politiques dans la mesure où les nouvelles concernant les ouvrages qui y étaient publiés, les cours qui y étaient donnés, les lois qui y étaient promulguées, la sociabilité savante qui s’y déroulait remplissent une partie considérable des échanges. Pour ce bibliophile réputé, homme de savoir fortuné à l’affût des nouveautés de librairie, notamment dans le domaine de la philosophie, de la théologie et de l’histoire, la correspondance constituait un moyen d’échange d’informations comme de services, beaucoup de ses correspondants étant les relais dont il se servait pour enrichir sa bibliothèque et pour se tenir au courant du marché des livres. C’est du reste dans cette optique surtout que doivent se lire les lettres échangées avec la France, terre catholique où il avait séjourné avec agrément et profit en 1693. Des 375 missives reçues de ce pays[9], hormis celles échangées avec des Genevois installés à Paris, avec des nouveaux catholiques aux prises avec toute sorte de dilemmes d’ordre spirituel et avec des intermédiaires censés s’occuper d’affaires juridiques de la famille, la grande majorité parcourt le terrain d’élection de la République des Lettres, cet univers varié de nouvelles érudites, de réflexions savantes et d’échange de bons procédés que les acteurs habitaient en faisant abstraction de leur appartenance confessionnelle. Et quand de rares correspondants français s’identifient en tant que catholiques, c’est pour épancher leur âme désormais prête à embrasser le protestantisme, ou bien pour s’engager dans la voie de la controverse. Beaucoup moins fournie que celle avec la France, la correspondance avec l’Italie[10], la terre d’origine de la famille Turrettini, se réduit à quelques lettres envoyées par des voyageurs étrangers, déplorant souvent le délitement de la culture italienne contemporaine. Contrairement à celle entretenue avec la France, elle ne laisse entrevoir aucun contact régulier avec des savants du lieu[11], à l’exception d’Antonio Magliabechi, et n’enregistre que deux cas où l’élément confessionnel joue un rôle important[12]. C’est en revanche avec la Savoie que les rapports devaient être plus réguliers, la presque totalité des 87 lettres en provenance de ce territoire touchant les Églises vaudoises du Piémont, dont la persécution, les misères mais aussi les querelles internes constituent un leitmotiv de l’ensemble du corpus.

 

 


[1] Le problème pourrait se poser pour les réseaux puisqu’on ne peut a priori pas exclure que la découverte de fonds consistants de nouvelles lettres ne vienne ajouter un ou plusieurs ensembles de relations tenues par des intérêts et/ou des échanges de services encore inconnus. Il s’agit toutefois d’une éventualité très théorique puisque rien dans la correspondance conservée ne laisse présager une telle possibilité et l’existence de pans entiers de contacts auxquels n’aurait été faite aucune allusion dans les lettres que nous avons pu réunir paraît invraisemblable.

[2] Sur ces 3’067 lettres, 1’219 ont été envoyées de Genève (dont 629 par Turrettini lui-même), 492 de Neuchâtel et les 1’356 restantes des Cantons protestants (511 du Pays de Vaud – dont 348 de Lausanne, 257 de Zurich, 225 de Bâle, 202 de Berne, 11 de Schaffhouse et le reste d’autres endroits mineurs repartis sur l’ensemble du territoire helvétique protestant).

[3] On a répertorié 546 lettres envoyées d’Angleterre dont 14 expédiées par Turrettini lors de sa peregrinatio.

[4] Il y a 469 lettres en provenance de Hollande, dont 56 ayant Turrettini pour expéditeur.

[5] Les lettres en provenance d’Allemagne sont au nombre de 308.

[6] On doit par exemple relever qu’une partie considérable des échanges avec l’Angleterre et, surtout, avec l’Allemagne concernent les membres des Églises du Refuge et non des anglicans ou des luthériens.

[7] Outre les deux archevêques de Canterbury, Thomas Tenison et William Wake, et l’archevêque de York, John Sharp, on compte cinq évêques anglicans, Gilbert I Burnet (Salisbury), Richard Kidder (Bath and Welles), William I Lloyd (St. Asaph), John Robinson (Bristol et Londres) et Charles Trimnell (Norwich et Winchester).

[8] Voir M.-C. Pitassi, « “Nonobstant ces petites différences” : enjeux et présupposés d’un projet d’union intra-protestante au début du XVIIIe siècle », », in M.-C. Pitassi, Jean-Alphonse Turrettini, cit., p. 243-254.

[9] Le nombre total de lettres envoyées de France est de 419 dont 44 ont été expédiées par Turrettini lors de son voyage.

[10] Il n’y a que 24 lettres envoyées d’Italie, par des correspondants qui, la plupart du temps, ne sont pas italiens ; pour une analyse de ce corpus et l’image de l’Italie qu’il renvoie, cf. M.-C. Pitassi, « Échos italiens à Genève au début du XVIIIe siècle : le cas de la correspondance de Jean-Alphonse Turrettini », », in A. Kahan-Laginestra (éd.), Genève et l’Italie III. Études publiées à l’occasion du 80e anniversaire de la Société genevoise d’Études italiennes, Genève, 1999, p. 447-455

[11] Il est vrai que Turrettini entretint un commerce épistolaire assez suivi avec Domenico Passionei mais la totalité des 20 lettres, à une exception près, concerne la période que le diplomate italien passa en Suisse en sa qualité de nonce. Si l’échange, alimenté en grande partie par les demandes réitérées de Passionei de services érudits, est exemplaire d’une sociabilité savante dépassant les frontières confessionnelles, il ne pèse en revanche pas lourd dans le dossier des relations entretenues par Turrettini avec le pays d’origine de sa famille.

[12] Il s’agit de deux correspondants, l’un, Anton Maria Donadoni, exprimant le désir de se convertir au protestantisme (voir l. 4931), l’autre, Thomas Ewster, voulant convaincre Turrettini d’embrasser le catholicisme (voir l. 1819).